La télévision a traversé un siècle de mutations, redéfinissant sans cesse la publicité et le rôle des agences médias. De la TV linéaire aux plateformes digitales, comment s’adapter à cet écosystème en pleine transformation ?
Pour en parler, nous avons rencontré Olivier Roberdeau, Head of TV & Video chez Mindshare. Avec plus de 30 ans d’expérience dans le secteur, il a vu la télévision évoluer, se digitaliser et s’intégrer dans un écosystème vidéo global. Dans cet entretien, il revient sur son parcours, l’évolution du métier d’acheteur média et les enjeux à venir pour la publicité TV.
Avec une trentaine d'années d'expérience dans le secteur des médias, principalement en télévision, j’ai vu l’évolution du paysage audiovisuel transformer en profondeur les métiers et les pratiques. J’ai débuté à une époque où les départements médias étaient intégrés aux agences de création, chez BDDP (aujourd’hui TBWA), avant de rejoindre OMD, où j’ai passé 17 belles années à gravir les échelons, d’acheteur senior à directeur TV. En 2012, j’ai pris la direction du département TV de Mindshare, avec pour mission de le faire évoluer en un pôle multi-screen, englobant la télévision linéaire, la SVOD, la BVOD, la Connected TV et bien d’autres formats émergents.
Cette transformation, c’est avant tout la technologie qui l’a façonnée. La télévision s’est digitalisée et s’inscrit aujourd’hui dans un écosystème vidéo plus large. Si l’écran de 55 pouces trône toujours au centre du salon, la consommation s’est fragmentée, avec des contenus accessibles via les box, les plateformes de streaming ou encore les environnements connectés. Cette mutation a aussi révolutionné la publicité : le ciblage en télévision se rapproche désormais des standards du digital, ouvrant de nouvelles perspectives pour les annonceurs.
Au début des années 2000, une recommandation média consistait souvent à arbitrer entre une part plus ou moins importante de TF1 ou M6. Aujourd’hui, l’enjeu est tout autre : il s’agit de construire des stratégies vidéo sur mesure, en combinant la puissance de la TV linéaire avec les opportunités du digital et des plateformes de streaming. C’est cette complexité qui renforce notre rôle de conseil en agence. Là où nous étions parfois perçus comme de simples centrales d’achat, nous sommes aujourd’hui des architectes de dispositifs vidéo, orchestrant une multitude de leviers – télévision, BVOD, YouTube, social, vidéo in-read – pour répondre aux objectifs business de nos clients.
Le champ des possibles en télévision n’a jamais été aussi vaste, et c’est cette diversité qui rend notre métier passionnant.
Aujourd’hui, le véritable enjeu du marché publicitaire, c’est la mesure. Avec un champ des possibles de plus en plus vaste, la complexité s’accroît et il devient essentiel de pouvoir comparer les performances des différents acteurs.
Prenons l’exemple du secteur automobile : bien que les véhicules soient très différents – d’une Dacia à une Ferrari, d’une Jaguar Type E à une voiture hybride –, ils partagent des éléments communs comme les roues et le volant. Cela permet d’évaluer et de comparer des critères tels que la vitesse ou la puissance, malgré des différences majeures en motorisation et conception.
Dans le domaine de la publicité vidéo, nous avons encore du chemin à parcourir pour établir une mesure unifiée et pertinente. Cependant, les choses avancent. Les acteurs du marché semblent converger vers une méthodologie commune, permettant aux annonceurs de comparer les performances des plateformes – qu’il s’agisse de YouTube, TF1+, France.TV ou Netflix – selon des critères quantitatifs et qualitatifs. Cette standardisation est essentielle pour garantir des arbitrages justes et éclairés.
L’intelligence artificielle joue également un rôle clé dans cette évolution. Son principal atout ? Nous faire gagner du temps, notamment sur les tâches administratives, l’implémentation et l’achat d’espaces publicitaires. Automatiser ces processus permettra aux traders et aux experts média de se concentrer davantage sur la stratégie et la recommandation, pour des décisions plus pertinentes et adaptées aux besoins des annonceurs, en réalisant en quelques minutes ce qui prendrait plusieurs jours à un humain. Cela nous permettrait d’analyser en temps réel les tendances émergentes et d’adapter nos stratégies avec une plus grande réactivité.
Lors du dernier événement The Future of TV Advertising Global à Londres, les acteurs autrichiens ont d’ailleurs mis en avant la mesure de la télévision en temps réel. C’est une tendance de fond qui s’ancre progressivement dans le paysage publicitaire et qui, à terme, optimisera la prise de décision des annonceurs.
Pour moi, l’un des apports essentiels du Media Mix Modeling (MMM) réside dans sa capacité à identifier ce que j’appelle les points de contact utiles – ceux qui contribuent réellement au business des annonceurs. Derrière le terme business, il y a bien sûr les ventes, mais un client peut aussi poursuivre d’autres objectifs, qui ne se traduisent pas nécessairement par des ventes immédiates.
Certaines campagnes, menées sur plusieurs semaines, n'ont pas d'impact direct sur les ventes, mais elles jouent un rôle déterminant dans la construction de l’image de marque. L’analytique TV a justement permis de mesurer ces effets, et c’est l’une de ses grandes contributions.
Les campagnes publicitaires qui marquent ne sont pas celles qui se fondent dans la masse, mais celles qui osent se démarquer. On parle souvent de la célèbre campagne Intermarché, qui a réussi à capter l’attention non seulement par son intensité émotionnelle, mais aussi par son format inhabituel. À l’origine, la marque n’avait pas prévu un spot aussi long pour la télévision, mais cette approche a finalement fait toute la différence. Aujourd’hui, les créatifs sont capables de transmettre une émotion en seulement 20 ou 25 secondes, mais l’utilisation d’un format long, en rupture avec les standards, a permis à Intermarché de raconter une histoire autrement et de marquer les esprits.
Lors d’un événement récent à Londres, certaines publicités projetées duraient à peine 25 secondes, mais leur impact reposait sur la puissance de la création. Car au-delà du temps d’antenne, c’est la manière dont une marque s’exprime qui fait toute la différence. Une métaphore simple illustre bien cette idée : si je vous donne une gifle ou si Mike Tyson vous en donne une, le contact est le même, mais l’impact ne sera pas du tout comparable. En publicité, c’est pareil : un message percutant, bien pensé et bien exécuté, laissera une empreinte bien plus forte qu’un simple matraquage publicitaire.
Le champ des possibles en publicité est immense, et pourtant, on sous-estime souvent l’importance du message. Dans le cadre de mon travail au sein de WPP, je suis convaincu que le dispositif média doit être au service de la création, et non l’inverse. Une campagne réussie ne se résume pas à des chiffres : il ne suffit pas de cocher les cases du médiaplanning – ciblage, budget, répétition – sans prendre en compte le message et la manière dont il sera perçu. Si toutes les marques d’un même secteur appliquaient exactement la même stratégie média, elles finiraient par se noyer dans un bruit de fond indistinct.
Prenons l’exemple de la MAIF : c’est un assureur, mais pas comme les autres. Ou Mazda : un constructeur automobile, mais avec une identité bien particulière. C’est cette singularité qui doit être mise en avant. Lorsqu’un client nous briefe sur une campagne, il est essentiel d’avoir accès au storyboard ou au spot final pour comprendre ce qu’il veut raconter. Le médiaplanning ne doit pas être une simple mécanique d’exposition, mais un levier au service d’un message puissant.
Crier plus fort que les autres ne suffit pas. Si le message n’est pas intéressant ou distinctif, il passera inaperçu, même avec un énorme budget média. L’important, c’est de raconter une histoire différemment, d’apporter une touche unique qui capte l’attention. C’est pour cela que j’ai adoré travailler sur des marques comme Apple ou Leclerc. Leur communication ne se limite pas à promouvoir leurs produits, elle incarne une vision, une identité propre. Aujourd’hui encore, nous accompagnons des marques qui ont compris que la clé du succès réside dans le contenu lui-même.
Peu de secteurs échappent à la concurrence. Dans ce contexte, se faire entendre, c'est comme dans la vie : pour capter l’attention, il faut savoir se différencier. Une marque qui raconte son histoire d’une manière unique, avec une promesse distincte, a plus de chances de marquer les esprits. À l’inverse, répéter exactement le même message que ses concurrents, même avec plus d’insistance, ne fera aucune différence. Dire quelque chose 40 fois ne sera jamais plus efficace si un autre l’a déjà dit 10 fois de la même manière. Ce qui compte, c’est la singularité du discours, pas seulement sa répétition.
Pour moi, ce serait sans hésitation les publicités d’Apple mettant en scène des silhouettes dansantes. Ces campagnes iconiques montraient des figures en mouvement, simplement accompagnées du blanc éclatant des iPods et de leurs écouteurs filaires. À l’époque, les AirPods n’existaient pas encore, mais cette mise en scène minimaliste capturait parfaitement l’essence du produit : une invitation à vivre la musique.
Une anecdote intéressante entoure la musique choisie pour l’un de ces spots : "Shut Up and Let Me Go" des Ting Tings. Apple était initialement réticente à intégrer un titre contenant des mots comme "Shut Up", considérés comme inappropriés. Finalement, sous l'impulsion de Laurene Powell Jobs, la femme de Steve Jobs, la musique fut conservée, contribuant à l'impact du spot. Cette publicité est un exemple parfait de storytelling visuel : aucune explication nécessaire, juste une image forte qui inscrit la marque dans les esprits.
Aujourd’hui, la prise de risque dans la publicité semble plus limitée qu’autrefois. Bien sûr, les contraintes financières et réglementaires expliquent cette réserve, mais cela impacte directement la créativité des campagnes, si l’on compare aux années 80 et 90, où la publicité osait davantage. Le secteur automobile en est un parfait exemple. À l’époque, vitesse et puissance étaient mises en avant, tandis qu’aujourd’hui, ces messages sont strictement encadrés par la législation.
Les créatifs débordent d’idées, mais leur champ d’expression se réduit face à des règles de plus en plus strictes et à des annonceurs, qui privilégient la prudence. Dans un monde où il est complexe de bâtir une notoriété positive et où une crise peut éclater en un instant, les marques préfèrent éviter le risque. Ce contexte explique pourquoi tant de publicités automobiles se ressemblent : des routes sinueuses, des paysages grandioses, une mise en scène léchée… mais peu de surprises. L’attribution à la marque devient alors plus compliquée.
Ce phénomène n’est pas propre à l’automobile. On observe également des formats très codifiés dans d’autres secteurs, comme le parfum. Cependant, certaines campagnes parviennent à se démarquer. La publicité pour Dior avec Natalie Portman, par exemple, ose une approche plus colorée et originale, sortant du cadre habituel. Autre exemple marquant : les campagnes d’Intermarché, qui prennent le parti de raconter une histoire forte sur un format long, allant à contre-courant des formats courts et impactant privilégiés en distribution.
L’innovation en publicité ne passe pas forcément par des images spectaculaires, mais parfois par une idée audacieuse. En 2011, Adidas et l’agence Ubi Bene ont conçu un spot entièrement sonore pour plonger l’auditeur dans l’expérience immersive d’un joueur des All Blacks, du Haka au match, sans aucune image. Plus récemment, un spot diffusé lors du Super Bowl a marqué les esprits avec une approche minimaliste : un simple QR code se déplaçant sur l’écran, captivant l’attention des spectateurs en jouant sur la curiosité.
Ces campagnes démontrent qu’il est encore possible d’innover et de surprendre, à condition d’oser. Concevoir une stratégie média pour ce type de concepts est un défi passionnant, qui prouve que la publicité peut encore créer de l’impact tout en contournant les contraintes.
D’ici 2025, l’achat média continuera de s’orienter vers toujours plus d’automatisation, notamment avec le programmatique, tout en préservant certaines niches premium, comme l’ont annoncé certains broadcasters, à l’image de TF1 dans sa feuille de route 2027. Acheter de l’espace publicitaire ne se limite pas à une transaction : il s’agit avant tout d’un achat de contenu, d’un contexte, d’une audience engagée. Lorsque l’on investit dans un programme comme Miss France, HPI, Incroyable Talent ou un événement comme les Jeux Olympiques, l’impact recherché dépasse largement une simple impression publicitaire.
En 2050, le métier d’acheteur média, tel qu’on le connaît aujourd’hui, n’existera probablement plus. L’achat sera entièrement automatisé, géré par des plateformes centralisées permettant d’accéder à l’ensemble des diffuseurs, qu’il s’agisse de chaînes historiques comme TF1 et M6 ou de plateformes numériques comme Netflix. L’enjeu ne sera plus de choisir où acheter, mais d’optimiser en temps réel l’impact des campagnes.
Les audiences seront suivies en direct, avec une capacité d’ajustement instantané. Imaginez un animateur en plateau recevant dans son oreillette une alerte lui indiquant qu’il gagne en part d’audience et qu’il doit prolonger son intervention, ou à l’inverse, qu’il faut ajuster le programme pour éviter une baisse. C’est la technologie qui redéfinira le rôle des professionnels du média, comme elle l’a toujours fait, en transformant les usages et en ouvrant de nouvelles perspectives d’optimisation et de réactivité.
De la diffusion analogique au digital, chaque avancée a redéfini les usages et les pratiques. Si l’Internet des années 2000-2020 a été la grande révolution de la diffusion et de la consommation des contenus, l’IA entre 2025 et 2050 sera celle de l’optimisation et de la personnalisation des stratégies média. Demain, il suffira d’exprimer un besoin – atteindre une audience spécifique avec un format précis – pour que l’intelligence artificielle propose la meilleure combinaison de plateformes et de diffuseurs, avec une mise en œuvre quasi instantanée. L’enjeu ne sera plus d’acheter mais d’orienter, d’arbitrer, d’optimiser en continu.
Le métier d’acheteur média évoluera donc vers une expertise plus pointue du conseil stratégique, laissant à l’IA la charge des tâches répétitives. Moins d’opérationnel, plus d’intelligence : un changement profond mais inévitable, au rythme des mutations technologiques.